Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
thierry-murcia-recherches-historico-bibliques.over-blog.com

Recherches historiques autour de la Bible, de Jésus et des premiers chrétiens

La crèche, le bœuf et l’âne

Sarcophage dit de Stilicon, Basilique Saint-Ambroise, Milan (fin ive siècle)

La crèche, le bœuf et l’âne

Pour Martine Brès, 26 décembre 2018

Pourquoi est-il de tradition de représenter ou de placer un bœuf et un âne dans la crèche de Noël alors que les évangiles n’en parlent pas ? Le sarcophage paléochrétien dit de Stilicon (fin ive siècle), de la Basilique Saint-Ambroise de Milan, pourrait bien être le plus ancien témoin iconographique de cette tradition. Sculpté dans le marbre, on y voit dans la partie supérieure, l’Enfant-Jésus de profil, emmailloté et allongé dans une « crèche » entre un bœuf et un âne : le second à ses pieds, le premier à sa tête. Tous deux ont la tête et le corps orientés vers l’enfant et semblent se prosterner. Mais quelle est l’origine de cette tradition ? Quoique les deux animaux soient absents des récits canoniques – matthéen et lucanien – de l’Enfance, l’évangile de Luc, qui relate la naissance de Jésus, constitue nonobstant le terreau dans lequel elle plonge ses racines :

« 1 Or, il advint, en ces jours-là, que parut un édit de César Auguste, ordonnant le recensement de tout le monde habité. 2 Ce recensement, le premier, eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. 3 Et tous allaient se faire recenser, chacun dans sa ville. 4 Joseph aussi monta de Galilée, de la ville de Nazareth, en Judée, à la ville de David, qui s’appelle Bethléem, – parce qu’il était de la maison et de la lignée de David 5 afin de se faire recenser avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. 6 Or il advint, comme ils étaient là, que les jours furent accomplis où elle devait enfanter. 7 Elle enfanta son fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, parce qu’ils manquaient de place dans la salle. 8 Il y avait dans la même région des bergers qui vivaient aux champs et gardaient leurs troupeaux durant les veilles de la nuit. […] 16 Ils vinrent donc en hâte et trouvèrent Marie, Joseph et le nouveau-né couché dans la crèche. » (Luc 2, 1-8, 16)[1]

Le substantif grec kataluma – traduit ici par « salle » – peut également désigner une auberge. Le substantif phatnê traduit à deux reprises par « crèche » – désigne une « mangeoire » à destination du bétail. En grec, ce vocable permet également, par métonymie – tout comme le mot « crèche » de désigner l’étable elle-même. La seule présence d’une crèche annexée au bâtiment principal implique celle des animaux auxquels celle-ci est naturellement destinée et à laquelle eux-mêmes étaient ordinairement attachés, à savoir : bœuf(s) et/ou âne(s)[2]. Deux animaux qui, dans la Bible, sont fréquemment mentionnés ensemble[3].

150 kilomètres environ séparent Nazareth de Bethléem et Luc rapporte que Marie, enceinte, était sur le point d’accoucher au moment où le couple entreprit le voyage pour le recensement. Le récit suggère donc l’utilisation d’une monture et l’âne était alors l’animal tout indiqué pour effectuer le déplacement. Le texte suggère donc également la présence de cette même monture dans la crèche, a fortiori si, dans l’esprit du rédacteur, le bâtiment dont elle dépend se trouve être une auberge.

Dans le Nouveau Testament, bœuf et âne ne sont cités ensemble qu’une seule et unique fois : dans un verset de l’évangile de Luc. Et, dans ce même passage, les deux animaux sont présentés comme étant étroitement « liés » (au propre comme au figuré) à « la crèche » : 

« Chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son bœuf ou son âne pour le mener boire ? » (Luc 13, 15).

En sus de ce verset – laissé pour compte par l’ensemble des commentateurs – nous savons que la présence de ces deux animaux a été amenée par un rapprochement avec au moins trois versets vétérotestamentaires, à savoir : Isaïe 1, 3 et 32, 20, et Habaquq 3, 2. En Isaïe 1, 3, le prophète, qui reproche à Israël de ne pas connaître son Dieu, établit le parallèle suivant :

« Le bœuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître, Israël ne connaît pas, mon peuple ne comprend pas ».

À une époque difficile à déterminer, mais sans doute antérieure à la fin du ive siècle, ce verset a été compris comme doublement prophétique : tandis qu’un bœuf et un âne ont rendu hommage au Christ qui venait de naître, et, du fond de sa mangeoire, l’ont reconnu comme Maître, son propre peuple ne l’a pas reconnu et n’a pas compris son message. Le bœuf (animal pur selon la Loi mosaïque) et l’âne (animal impur) ont alors été interprétés de façon symbolique comme figurant le nouveau peuple de Dieu rassemblant Juifs et païens.

Cette lecture est attestée par Jérôme de Stridon (saint Jérôme) qui témoigne que, dans les années 380, on pouvait visiter, à Bethléem, la grotte de la Nativité, « l’hôtellerie de la Vierge Marie et l’étable où ‟le bœuf reconnut son maître et l’âne le crèche de son Seigneur” (Is 1, 3) ». Et il ajoute, se référant à cet autre verset d’Isaïe :

« Pour que soit accompli ce qui est écrit dans le même prophète : ‟Bienheureux celui qui sème près des eaux, là où marchent le bœuf et l’âne” (Is 32, 20) » (traduction Pierre Maraval)

Le troisième verset ne se trouve, sous cette forme, que dans la version des Septante[4]. On y lit cette parole ainsi formulée à l’adresse du « Seigneur » :

« Entre deux animaux, tu te manifesteras » (Habaquq 3, 2)[5].

Autour du viie siècle, à la lumière de ces rapprochements, un écrit apocryphe faussement attribué à Matthieu va reprendre et enrichir le récit lucanien de la naissance de Jésus : 

« Or, deux jours après la naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa l’enfant dans une crèche, et le bœuf et l’âne, fléchissant les genoux, adorèrent celui-ci. Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe disant : ‟Le bœuf a connu son propriétaire, et l’âne, la crèche de son maître”, et ces animaux, tout en l’entourant, l’adoraient sans cesse. Alors furent accomplies les paroles du prophète Habaquq disant : ‟Tu te manifesteras au milieu de deux animaux”. » (Évangile du Pseudo-Matthieu XIV)

C’est ainsi que le bœuf et l’âne ont trouvé leur place sur toutes les représentations de la Nativité : sculptures, mosaïques, fresques, vitraux, tableaux… Quant à la présence des brebis, qui figurent également en bonne place dans nos crèches, elle a tout naturellement été amenée par la présence des bergers qui, elle, est signalée par Luc. Et celle de l’agneau renvoie évidemment symboliquement au Christ lui-même, que les évangélistes nous présentent comme étant « l’agneau de Dieu qui ôte le péché du monde » (Jean 1, 29).  

Thierry Murcia, PhD (26 décembre 2018)

 

[1] Traduction BJ (Bible de Jérusalem).

[2] Voir Isaïe 1, 3 ; Job 39, 9 ; Proverbes 14, 4 ; Habaquq 3, 17.

[3] Genèse 32, 6 ; Exode 20, 17 ; 21, 33 ; 22, 3, 8 ; 23, 4, 12 ; Deutéronome 5, 14, 21 ; 22, 4, 10 ; 28, 31 ; Juges 6, 4 ; 1 Samuel 8, 16 ; 12, 3 ; 22, 19 ; Job 1, 14 ; 24, 3 ; Isaïe 1, 3 ; 30, 24 ; 32, 20 ; Siracide 25, 8.

[4] La plus connue et la plus utilisée des versions grecques de la Bible. Son texte, parfois très différent de celui de la Bible hébraïque, a longtemps servi de référence aux chrétiens de langue grecque.

[5] Le texte de nos Bibles, qui s’appuie sur l’hébreu, est ici très différent : « En notre temps, fais-la revivre ! En notre temps, fais-la connaître ! » (Traduction BJ).

Voir également :

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article