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Recherches historiques autour de la Bible, de Jésus et des premiers chrétiens

Jésus a-t-il prononcé le nom divin, YHWH ? (1/2)

Papyrus Fouad 266, fragment du Pentateuque en grec (Ier siècle av. J.-C.) contenant le nom divin en caractères hébraïques (Fac-similé réalisé par B. Bonte)
Papyrus Fouad 266, fragment du Pentateuque en grec (Ier siècle av. J.-C.) contenant le nom divin en caractères hébraïques (Fac-similé réalisé par B. Bonte)

Papyrus Fouad 266, fragment du Pentateuque en grec (Ier siècle av. J.-C.) contenant le nom divin en caractères hébraïques (Fac-similé réalisé par B. Bonte)

Jésus a-t-il prononcé le nom divin, YHWH ? (1/2)

 

Il est d’usage, dans le judaïsme, de ne pas prononcer le nom divin, YHWH, par respect pour la divinité. Lorsqu’un hébraïsant rencontre les « quatre lettres » (ou tétragramme), il les remplace automatiquement, à la lecture, par le substantif « Adonaï » qui signifie « Seigneur »[1]. L’interdit est ancien, ainsi que l’atteste le philosophe juif Philon d’Alexandrie (c. 20 av. – c. 50 apr. J.-C.), contemporain de Jésus, qui précise au sujet de la tiare du grand prêtre :

 

« Il y avait aussi une plaque d’or travaillée en forme de couronne et portant les quatre caractères gravés d’un nom que seuls avaient le droit d’entendre et de prononcer dans les lieux saints ceux dont l’oreille et la langue avaient été purifiées par la sagesse, et personne d’autre et absolument nulle part ailleurs […] Sur le turban se trouve la plaque[2] d’or, sur laquelle sont imprimées les gravures des quatre lettres qui forment, est-il dit, le nom de Celui qui est, vu que sans l’invocation de Dieu rien de ce qui existe ne peut tenir debout. »

                                                                  

De Vita Mosis, II, § 114, 132.

 

Lorsqu’il relate la manifestation de Dieu à Moïse lors de l’épisode du buisson ardent, l’historien juif Flavius Josèphe, contemporain des apôtres, nous dit ceci (vers 94 apr. J.-C.) :

 

« Alors Dieu lui révèle son nom qui n’était pas encore parvenu aux hommes, et dont je n’ai pas le droit de parler. »

 

Antiquités Judaïques, II, xii, 4, § 276.

 

Flavius Josèphe, qui a connu le second Temple (détruit en 70 apr. J.-C.), était issu d’une famille de prêtres. Il connaissait sans aucun doute la prononciation exacte du tétragramme qu’il se garde portant bien de révéler. Les sources rabbiniques les plus anciennes précisent, de leur côté, que même lors des bénédictions, il était formellement interdit de le prononcer tout du moins en Province – et que l’on devait utiliser une autre appellation, dont Adonaï, « Seigneur », était la plus usitée (Mekhilta sur l’Exode, XX, 24 ; Sifre sur les Nombres, VI, 26). Lors de la Bénédiction sacerdotale, est-il spécifié, « on doit y prononcer le nom divin mais seulement dans le Temple, dans la maison des prêtres ; ailleurs on emploie une désignation » (Sifre sur les Nombres, VI, 23). Même le grand prêtre, qui officiait dans le Temple et qui était pourtant autorisé à prononcer le Nom lors de certains sacrifices, ne le faisait alors plus qu’à voix basse de façon à ce qu’il soit inaudible :

 

« Jadis on le prononçait à voix haute, mais quand se multiplièrent les libertins, on le prononça à voix basse. Rabbi Tarphon disait : "Je me tenais parmi les prêtres, mes frères, à mon rang ; je tendais l’oreille vers le grand prêtre et je l’entendais avaler le nom au milieu des chants des prêtres."

Jadis il était livré à tous, depuis que se multiplièrent les libertins, il ne fut livré qu’à ceux qui étaient dignes. Samuel, en passant, entendit un père maudire son fils par ce nom : il mourut et il dit : "Cet homme s’en est allé et quiconque a voulu entendre a entendu". »

 

Talmud de Jérusalem, Yoma, 40d[3].

 

D’après une autre tradition rabbinique, les prêtres du Temple auraient cessé de le prononcer lors de la bénédiction sacerdotale, deux siècles avant la naissance de Jésus, à la mort de Simon le Juste survenue vers 195 av. J.-C. (Talmud de Babylone, Yoma, 39b ; Tosefta, Sota, XIII, 8). Mais comment justifiait-on cet interdit, qui était, semble-t-il, respecté par tous ? La tradition rabbinique avance plusieurs explications fondées sur l’interprétation d’au moins trois versets de la Torah :

 

-          La fameuse mise en garde consignée dans le Décalogue : « Tu ne prononceras pas à tort (ou « en vain ») le nom de Yahweh » (Exode XX, 7). C’est le troisième commandement. Plutôt que de risquer de l’enfreindre, on préféra s’abstenir purement et simplement de le prononcer.

-          L’affirmation consignée en Exode III, 15 : « C’est là mon nom à jamais ». Les deux derniers mots peuvent également se lire, en hébreu : « pour être caché ».

-          L’interdiction de blasphémer, consignée en Lévitique XXIV, 16 : « Qui blasphème le nom de Yahweh devra mourir, toute la communauté le lapidera. Qu’il soit étranger ou citoyen, il mourra s’il blasphème le Nom ». Le verbe hébreu NQB (nâqabh), traduit par « blasphémer » ou « maudire », peut aussi avoir le sens (neutre) de « désigner (par le nom) »[4]. C’est cette lecture qui a conduit certains exégètes à considérer que le simple fait de prononcer le Nom divin pouvait être passible de mort.

 

Celui qui, en dehors du Temple, prononçait le Nom « en ses lettres » (c’est-à-dire complètement), n’était pas jugé digne d’avoir « de part dans le monde à venir » (Talmud de Babylone, Sanhédrin, 101b ; Talmud de Jérusalem, Pea, 16b). Celui qui l’insultait ou le maudissait était passible de mort. Si une telle sévérité peut sembler révoltante voire incroyable il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas si longtemps, l’occident chrétien a lui aussi connu semblables excès. Sous Louis XIV, un certain Nicolas Aucerne, convaincu de blasphème, sera condamné aux galères après avoir eu « la langue percée d’un fer chaud » (août 1658). Claude Poulain mourra pendu (mars 1655) et Jean de Bergue aura les lèvres fendues avant d’être roué vif (juillet 1661) pour avoir blasphémé le « Saint Nom de Dieu et de la Sainte vierge ». Leur cadavre sera brûlé et leurs cendres éparpillées aux quatre vents. Pierre Bernier sera condamné à la pendaison « pour avoir juré le Saint Nom de Dieu en jouant aux cartes et aux quilles » (en août 1655) ...

 

Aucun manuscrit (grec) du Nouveau Testament, même parmi les plus anciens (iie siècle), ne contient le Tétragramme. Le Nom divin, y compris dans les citations de l’Ancien Testament qu’on rencontre, y est toujours rendu par Kurios – équivalent grec d’Adonaï – c’est-à-dire « Seigneur ». Il en va de même dans la Septante, la fameuse traduction grecque de la Bible hébraïque effectuée par des Juifs d’Alexandrie à partir du milieu du iiie siècle avant notre ère (la plupart des citations de l’Ancien Testament présentes dans le Nouveau sont faites d’après cette traduction). Un ancien manuscrit de la Septante fait toutefois exception. Il s’agit du papyrus Fouad 266 daté du ier siècle av. J.-C. Dans ce document fragmentaire, le tétragramme n’est ni rendu par Kurios, ni translittéré, mais est directement retranscrit en caractères hébraïques. Plutôt que de lui substituer le substantif grec Kurios, les scribes-traducteurs ont donc fait le choix, par respect, de ne pas y toucher. Est-ce à dire, pour autant, qu’ils le prononçaient ? Sans doute pas puisque le nom divin n’est pas vocalisé mais retranscrit tel quel (יהוה)[5].

 

Du temps de Jésus, les rabbins de Palestine, très conservateurs, étaient enclins à rejeter les traductions écrites du texte sacré. En revanche, ils éprouvaient du respect pour tout support d’écriture où figurait le Nom divin en lettres hébraïques. En sus de la déférence due au Nom, c’est peut-être l’une des raisons qui a pu amener les traducteurs du papyrus Fouad 266 à conserver le tétragramme en caractères hébraïques dans leur traduction grecque. Pour assurer sa promotion, les partisans de la version des Septante la prétendaient divinement inspirée : cette traduction aurait – assurait-on – été réalisée par 70 (ou 72) scribes en 70 jours. Et ces scribes, qui travaillaient séparément, seraient miraculeusement parvenus au même résultat : 70 traductions strictement identiques, d’où le nom de « Septante » donné à cette traduction.

 

On notera toutefois que c’est en caractères hébreux archaïques (alphabet paléo-hébreu, dérivé du phénicien) que le Nom était gravé sur le petalon, la lame d’or que le grand prêtre arborait sur le front. Ce sont ces mêmes caractères, appelés « lettres saintes » (Lettre d’Aristée, VII, 98), qui étaient considérés comme sacrés. Dans son Commentaire sur les Psaumes, Origène nous apprend que, de son temps (vers 240 apr. J.-C.), le texte hébreu de l’Ancien Testament (alors rédigé en hébreu dit « carré », tout comme aujourd’hui) conservait justement cette écriture archaïque pour le tétragramme. Dans le papyrus Fouad 266, en revanche, le tétragramme est retranscrit, non en paléo-hébreu, mais en hébreu carré dont les caractères, empruntés à l’araméen, sont toujours en usage. Dans un cas comme dans l’autre, celui-ci ne devait, de toute façon, pas être prononcé (sinon par le grand prêtre lors des grandes solennités).

 

Dans la littérature rabbinique, on lui substitue un Yod redoublé (יי) ou une autre appellation : Adonaï (« Seigneur »), Ha-Shem (« Le Nom »), Raḥamana (« le Miséricordieux »), Ha-Maqom (« Le Lieu ») … Lors de la lecture publique du texte biblique, on le remplace par Adonaï (ou Élohim quand Adonaï est placé devant YHWH, afin d’éviter une répétition) que les Septante, et les évangélistes eux-mêmes, ont rendu par Kurios, « Seigneur ».

 

À la question initiale : « Jésus a-t-il prononcé le nom divin ? », aucun élément ne permet de répondre par l’affirmative. Nul doute que s’il l’avait fait, ses coreligionnaires auraient été unanimes à lui en faire le reproche et on en trouverait la trace dans les évangiles. Car la question revient, en définitive, à s’interroger pour savoir si Jésus aurait été capable – ou même simplement désireux – de manquer de respect à la divinité, voire d’être grossier. Certes, Jésus s’oppose fréquemment aux pharisiens et à leurs traditions. Contrairement à eux, il ne jeûne pas et a sa propre interprétation de la Loi mosaïque. Pour autant, il respecte la plupart des usages de son temps et, quand il y déroge, en fournit les raisons. Le fils de Joseph porte, comme tout Juif pieux (Matthieu XXIII, 15), des franges à ses vêtements (Matthieu IX, 20 ; XIV, 36 ; Marc VI, 56 ; Luc VIII, 44). Quoiqu’il n’impose pas cet usage à ses disciples (Matthieu XV, 2 ; Marc VII, 2-5), lui-même se lave les mains avant chaque repas et il approuve les coutumes traditionnelles d’accueil comme le lavage des pieds ou l’onction d’huile parfumée (Luc VII, 44, 46 ; Jean XIII, 5). Et il va même, selon Matthieu, beaucoup plus loin quand il déclare : « Sur la chaire de Moïse se sont assis les scribes et les Pharisiens : faites donc et observez tout ce qu’ils pourront vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes : car ils disent et ne font pas. » (Matthieu XXIII, 2-3).

 

(à suivre)

 

[1] Voir, sur Overblog, mon article YHWH - Le nom divin : prononciation et signification. http://thierry-murcia-recherches-historico-bibliques.over-blog.com/2018/01/yhwh-le-nom-divin.html

[2] Petalon en grec.

[3] Voir également Talmud de Babylone, Qiddushin, 71a.

[4] Voir Nombres I, 17 ; Esdras VIII, 20 ; I Chroniques XII, 32 ; XVI, 41 ; II Chroniques XXVIII, 15 et XXXI, 19 où le verbe nâqabh est utilisé avec ce sens précis.

[5] Il est clair, dès lors, que dans l’hypothèse où le tétragramme aurait mêmement figuré dans les tout premiers manuscrits du Nouveau Testament, il n’aurait pas davantage été prononcé et que le lecteur respectueux aurait alors lu Adonaï ou Kurios.

Suite et fin de larticle :

Voir également :

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